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Motif impérieux, mesure impériale

27/05/2020

De la même façon qu'évoquer la suprématie1 de la chocolatine sur le pain au chocolat peut provoquer une levée de boucliers en France, remettre en question la pertinence des unités de mesure impériales expose à de houleux débats au Royaume-Uni. Les plus virulents croisés parlent très sérieusement de martyrs de la métrication, quand bien même l'usage du système métrique est légal (mais non obligatoire) Outre-Manche depuis 1898, et les unités impériales très officiellement indexées sur le système international (ou SI, métrique), depuis 1963.

Mettons de côté le poids des habitudes et la mauvaise foi qui pourraient nous guider à l'évocation de tels sujets, et célébrons plutôt la curiosité et l'archaïsme. Ce qui suit est résolument non-exhaustif.

Orge et pavot

Le pouce (inch, de symbole ″) est fréquemment employé hors des pays anglophones, principalement pour définir la diagonale des écrans de téléphone, téléviseurs ou moniteurs. Dans une moindre mesure, il servit à désigner les standards successifs de disquettes (8″, 5¼″ puis 3½″, selon le diamètre de leur disque magnétique), jusqu'à leur obsolescence il y a une vingtaine d'années. Sony, qui mit au point la disquette 3½″ rigide en 1980, l'imposa comme support de stockage amovible, en grande partie grâce à sa compacité : hors de son lecteur, la disquette se logeait aisément dans une poche de chemise (supposée non-occupée par une rangée de stylos ou une calculette).

Des siècles plus tôt, les pieds grec (πούς) et romain (pes) ont largement diffusé en Europe et une partie de l'Asie, sur la base de dimensions anatomiques2. S'agissant de définitions très empiriques, la longueur de ces pieds variaient d'une nation à l'autre, voire même entre villes au sein d'un pays (autour d'une trentaine de centimètres, fortuitement une nanoseconde-lumière). Une subdivision traditionnelle était le doigt3, mesurant un seizième de pied. Dans le système romain, la douzième partie (uncia) du pied émergea également comme unité courante: le pouce. Ce rapport entre pouce et pied resta d'actualité au Moyen-Âge, jusqu'à subsister aujourd'hui dans le système impérial.

Bien moins connus sont les barleycorns et poppyseeds, littéralement grains d'orge et de pavot, dont j'illustre les rapports ci-dessous.

poppyseed barleycorn

Un décret anglais de la seconde moitié du XIIIème siècle, le Statute of Ells and Perches, fixant les longueurs du pied, du yard et de la perche, établit également qu'un pouce est formé de 3 grains d'orges, séchés et mis bout à bout dans leur longueur. La subdivision du barleycorn en poppyseeds ne semble pas avoir fait l'objet d'une telle inscription dans la loi4: cela n'est guère surprenant si les assesseurs de l'époque eurent affaire comme moi à des grains de pavot dont la calibration laissait quelque peu à désirer.

Le barleycorn survit, discrètement, dans les pointures de chaussures UK et US. Même sans avoir fait d'emplettes dans un pays anglophone, vous avez probablement pu (ou dû!) vous référer à une grille de conversion face à une paire de souliers réticente. Une pointure britannique adulte est égale à la longueur de la forme employée pour concevoir la chaussure, en barleycorns, dont on ôte 25: par exemple, une pointure 7 correspond à une forme de 32 barleycorns, soit 10⅔″ (grosso modo un 40 européen). Les pointures américaines homme s'obtiennent de la même façon, en commençant à compter à 1 plutôt que 0: l'exemple précédent serait donc une pointure 8. La dichotomie transatlantique du rez-de-chaussée5 s'applique donc aussi en cordonnerie.

La jungle des pointures en Europe continentale n'est pas moins dense, les standards n'étant pas uniformisés: l'essayage reste de mise.

Cricket et chemins de fer

Les yards (3 pieds) et miles (1760 yards) nous sont plus familiers, respectivement à peu près un mètre et pas tout à tout fait deux kilomètres. Il existe entre ces deux mesures une vaste collection d'unités intermédiaires, autrefois prisées des géomètres et arpenteurs, et retournées depuis à l'obscurité. La chaîne de Gunter (Gunter's chain, ou simplement chain) en est est un exemple intéressant, avec deux artefacts majeurs.

Edmund Gunter était un touche-à-tout, qui s'intéressait particulièrement aux applications pratiques des mathématiques. On lui doit, au début du XXVIIème siècle, le précurseur des règles à calculer, mais aussi sa fameuse chaîne, un assemblage de cent maillons métalliques (links) mesurant au total 22 yards. Son coup de génie fut d'associer le système décimal (le nombre de maillons) et les mesures agraires traditionnelles en Angleterre : une distance de 25 maillons, soit un quart de chaîne, correspond à une perch (ou rod, ou pole, cousine de la perche française), employée pour relever les surfaces des champs. Le succès de cet accessoire fut tel que chain et link finirent par devenir des unités en elles-mêmes, officiellement reconnues et largement employées dans les colonies britanniques (dont les Etats-Unis).

Où retrouve-t-on ces chaînes aujourd'hui?

D'une part, sur un symbole fort de l'étendue de l'Empire britannique à son apogée: le terrain de cricket. Le pitch qui sépare les wickets (guichets) des deux équipes mesure très exactement une chain (une vingtaine de mètres), partout dans le Commonwealth et au-delà.

D'autre part, et de façon plus insulaire, ces chaînes sont omniprésentes le long des voies de chemins de fer au Royaume-Uni. Network Rail, division du ministère des transports qui possède et administre le réseau ferré britannique, est en effet un des plus importants propriétaires terriens du pays. En superficie cumulée, l'entreprise se situe néanmoins, et avec toute la déférence qu'il se doit, derrière le Crown Estate, qui gère les terres de Sa Majesté. La quantité monstre de plans ferroviaires, établis depuis bientôt deux siècles en miles et chains (chacun des premiers mesurant 80 des secondes), et un nombre équivalent de poteaux indicateurs, rendent peu probables une conversion en unités métriques à court ou moyen terme, tant pour des raisons pratiques que de sûreté.6

Ayant eu l'insigne privilège d'être directement confronté à ces unités, je ne peux qu'abonder dans le sens des auteurs du Railway Track Diagrams - Book 3: Western, lorsqu'ils écrivent en préambule de leur recueil de cartes7:

Toutefois, les archives sont quelque chose de formidable, qui peuvent aussi bien vous informer que vous embrouiller. Nulle part n'est-ce aussi vrai que sur le réseau ferré du Royaume-Uni.

En se référant à l'une de ces cartes, on peut par exemple lire que Temple Meads, gare de la ville de Bristol, est situé à 118 miles et 31 chains de la gare de Paddington à Londres, point zéro de la ligne reliant la capitale au grand ouest du pays. Profitons-en pour jeter un oeil au travail d'un autre cartographe dans la région.

Tracée en 1673, à une époque où nulle gare n'existait encore à Bristol8, la quatrième édition de la carte que James Millerd fit de la ville porte une échelle richement ornée:

Une inscription en vieil anglois y rappelle le rapport entre yard et mile. Gunter avait déjà inventé et promu sa chaîne à cette époque, et ce qui semble être un heureux hasard veut que la division secondaire de l'échelle soit basée sur des incréments de 25 yards, soit 1 chain... et des poussières. L'élaboration détaillée de la carte n'est pas connue, mais sa précision par rapport aux premières moutures, et son titre (Une délinéation exacte de la célèbre cité de Bristol et de ses faubourgs), laissent à penser que Millerd a fait appel à un géomètre pour ses relevés. Lequel a pu, ou non, employer une chaîne parmi ses instruments.

La vie de Millerd est mal connue, mais on sait qu'il a vécu dans une des deux rangées de bâtiments, hauts de cinq étages, qui s'alignaient autrefois sur le Bristol Bridge. Sa carte comporte une des rares représentations existantes de ces édifices:

Tout le reste

Pour terminer, voici une merveille réalisée par Christoph Päper9, présentant les relations entre unités de longueur impériales (chaque flèche porte le coefficient multiplicateur pour passer de l'unité source à l'unité cible). Un fil d'Ariane apparaît sous la forme d'un ordre de grandeur métrique, à la droite du schéma.


  1. pourtant évidente! Une façon de dépayser ce conflit francophone de viennoiseries eût été de mentionner la dégustation du cream tea: les tenants des méthodes dites de Cornouailles et du Devonshire s'opposent sur l'ordre dans lequel confiture de fraises et clotted cream doivent être étalées sur les scones (préalablement tranchés en deux, ce point fait consensus). 

  2. la coudée (cubitus en latin) connut un succès similaire, en Mésopotamie et en Egypte: basée sur la longueur de l'avant-bras (du coude au majeur inclus), ses déclinaisons servirent notamment à bâtir les pyramides, ainsi que les arches de Uta-Napishtim et Noé, pour échapper à leurs déluges respectifs. 

  3. à considérer dans sa largeur, correspondant à un quart de paume. 

  4. la définition de l'Oxford English Dictionary ne cite ainsi que des ouvrages sur l'héraldique et l'artillerie comme sources antérieures au XXème siècle, et pas de document légal. 

  5. first floor aux Etats-Unis, ground floor au Royaume-Uni.  

  6. le développement des systèmes d'information géographiques (SIG), associés à des relevés par GPS, théodolites ou lidar, permettent d'établir des cartes numériques précises, virtuellement indépendantes des unités utilisées, offrant en tout cas de possibilités de conversion facilitée. Cela étant, une carte mise à jour sera inutile, voire dangereuse, si la signalétique des lieux qu'elle décrit n'a pas fait l'objet d'un ravalement correspondant. 

  7. However, records are wonderful things. They can both inform and confuse. Nowhere is this more certain than in the UK Railway Network. 

  8. Meads est une forme vieillie de Meadows, clairières en français. Ces clairières du temple sont visibles à la gauche de l'échelle, sur le détail de la carte. 

  9. dont le profil de contributeur Wikipedia évoque avec humour une préférence pour le système métrique.