(secret) Labs

COGIP et World Company

31/12/2020

J'ai été frappé il y a quelques temps par deux photographies qui m'ont fait penser l'une à l'autre, et me suis mis en tête de les scruter avec attention.

En les juxtaposant, et au prix d'un léger recadrage de l'image de gauche, on appuie sur la symétrie dans leur sujet et leur structure.

Ces deux rencontres ont été immortalisées en Californie, dans les années 70. Leurs contextes respectifs sont riches d'enseignements.

Programmation architecturale

L'auteur de la première image est Burt Glinn, un des premiers photographes américains à rejoindre l'agence Magnum au début des années 50. A l'aise en reportage comme sur commande, il a photographié la prise de pouvoir de Castro à Cuba, tiré le portrait à Kroutchev face à Lincoln, documenté la scène beat à New York, et exploré le Japon et les mers du sud pour des magazines de voyage.

Il excellait enfin dans la photographie publicitaire et institutionnelle. Ces silhouettes blanche et noire, sublimées par des cadres de couleurs vives, ont ainsi été saisies dans le centre de recherche d'IBM à Santa Teresa (au sud de San José), en 1979.1

Ouvert en 1977, le Santa Teresa Lab, aujourd'hui rebaptisé Silicon Valley Lab, marquait la volonté d'IBM de créer un espace de travail neuf, dédié au développement informatique. Le cahier des charges relevait les limites des environnements de bureaux typiques de l'époque, et pointait les besoins spécifiques des programmeurs.

Le réagencement des bureaux pour optimiser productivité et bien-être des employés est un sujet récurrent, où les innovations sont souvent de vieilles idées sous un faux-nez. Les documents2 que l'on peut dénicher sur la démarche d'IBM pour concevoir le campus de Santa Teresa sont néanmoins remarquables, tant pour les idées encore en vigueur aujourd'hui que leurs aspects plus obsolètes, témoins de l'époque.

Le cabinet MBT, mandaté par la firme, compila les attentes des futurs usagers du site: les programmeurs, leurs superviseurs et cadres, et les services généraux. Chose quasi inédite à l'époque, une partie d'entre eux furent observés dans leur environnement professionnel existant, d'autres eurent l'occasion d'expérimenter en conditions réelles les propositions des architectes, au fur et à mesure que leur travail se précisait. L'approche de la conception n'était donc pas strictement linéaire, mais plutôt itérative, intégrant les commentaires des "cobayes" et explorant plusieurs pistes pour résoudre au mieux les contradictions pouvant émerger avec les requis initiaux. Ce processus aboutit aux choix suivants:

  • les postes de travail individuels devaient être propices à la concentration (avec une porte!), pas trop exigus et au mobilier personnalisable (plusieurs options de rangements et de plans de travail).

  • une équipe type de 12 à 16 personnes devait pouvoir être accueillie sur un plateau aménageable: un plateau carré fut retenu.
  • pour disposer d'autant de lumière naturelle que possible, et offrir une exposition uniforme à tous les plateaux, ceux-ci furent arrangés en croix: chaque plateau disposait ainsi de 3 faces exposées. L'espace libre au centre des pavillons accueillait les services généraux et les salles collectives.

  • les ressources informatiques du campus étaient d'énormes mainframes, ou serveurs centraux, qui distribuaient du temps de calcul aux utilisateurs par l'intermédiaire de terminaux. Les mainframes occupaient le centre du site, à son niveau le plus bas pour faciliter les interventions techniques. Cet espace fut recouvert d'une dalle végétalisée, permettant la circulation entre les pavillons, et faisant office de rez-de-chaussée commun. Les pavillons accueillant quatre niveaux, on accédait, depuis ce jardin, à tout bureau en montant au plus deux étages, et aux salles techniques en en descendant un seul.

  • nec plus ultra, les batîments furent conçus pour résister à des séismes, et exploiter la chaleur dégagée par les serveurs au sous-sol pour chauffer les pavillons.

Les vues aériennes du campus permettent d'apprécier l'arrangement des batîments autour de la dalle piétonne, et les cours carrées que forment deux à deux les pavillons reliées par des passerelles. Ces espaces intermédiaires disposent d'un code couleur, également utilisé dans les intérieurs et sur les cartes d'orientation. Cette caractéristique permet d'identifier la passerelle photographiée par Glinn, la plus en haut de l'image ci-dessous!3

De façon plus anecdotique, l'organisation géométrique des bâtiments au fond d'une vallée, et les grands aplats de couleur, ne manquent pas de rappeler le charme rétro des jeux en 3D isométrique. Coïncidence, l'entreprise loue les vertus de tels visuels dans sa charte graphique actuelle: "le style isométrique exploite les volumes et dynamise les interactions entre personnes et technologie."4

La dernière innovation marquante à l'ouverture du site fut la mise en place du travail à distance, initialement pour cinq employés. Dès 1979, de volumineux terminaux installés à domicile leur permettaient de se connecter au mainframe de Santa Teresa. Quatre ans plus tard, 2000 employés travaillaient de chez eux, et la tendance s'amplifia dans les décennies suivantes: vers 2010, IBM estimait que plus d'un tiers de ses effectifs n'avaient pas de bureau fixe, et en fit un fort argument de promotion pour ses activités de services.

Coup de théâtre en 2017, où le géant somma promptement ses salariés de revenir arpenter les bureaux, officiellement pour promouvoir de nouvelles méthodes de travail et la spontanéité entre collègues. Et absolument pas pour écrémer leur personnel, ou tenter de rattraper dans la panique des ventes en berne. En dépit de ces agiles incantations, le grand redressement des indicateurs financiers ne s'est toujours pas manifesté. Pis, en cette année contagieuse, un importun couronné est venu verrouiller établissements et succursales, renvoyant chacun chez soi.

Le bruissement du nouveau retournement de veste de Big Blue a été discret, couvert par sa communication sur son expérience de pionnier du télétravail, pratiqué désormais par 95% de ses employés.

Faux-semblants

On doit la seconde image à Aubrey Powell, co-fondateur du collectif de graphistes Hipgnosis, grands maîtres de l'imagerie psychédélique5. Elle illustre la couverture de l'album Wish you Were Here des Pink Floyd, sorti en 1975.

L'absence suggérée par le titre se rapporte plus aux émotions qu'au pointage de personnel de bureau! Les membres du groupe n'étaient pas dans le plus guilleret des états d'esprit lors des enregistrements, sortis éreintés des tournées pour leur opus Dark Side of the Moon, paru deux ans plus tôt. Les engueulades sur le choix des chansons succédèrent un moment aux crises d'inspiration, avant qu'un ensemble cohérent émerge, autour des thèmes sombres de l'insincérité et de la réclusion.

Les fractures au sein du groupe nourrissent la plupart des chansons, l'éviction de leur ancien partenaire Syd Barrett restant une plaie ouverte évoquée dans Shine On You Crazy Diamond, chanson(s) ouvrant (et fermant) l'album. Barrett, diamant fou, s'était vu écarter par ses partenaires qui n'arrivaient simplement plus à travailler avec lui. On attribue son comportement de l'époque à un appétit immodéré pour le LSD et de profonds troubles de sa santé mentale.6 Visitant à l'improviste les studios d'Abbey Road, où le groupe terminait précisement les arrangements de cette chanson-hommage, il était apparu méconnaissable à ses compagnons, et les retrouvailles furent douloureuses: Roger Waters dit avoir été réduit aux larmes en reconnaissant enfin "la personne énorme, obèse, chauve et cinglée" qu'il avait face à lui.7 Tout à fait ailleurs pendant la session, Barrett ne s'aperçut pas que les paroles lui étaient dédiées.

L'autre grand thème du disque est le cynisme de l'industrie musicale, dont les Pink Floyd constituaient un maillon étincelant mais récalcitrant. Welcome to the Machine et Have a Cigar raillent les intermédiaires, parasites flagorneurs de jeunes et naïfs talents... pouvant eux-mêmes se déniaiser à dessein, et concéder certains idéaux artistiques pour goûter plus ou plus vite au succès. La chanson-titre Wish You Were Here est le trait d'union des deux sujets, se lamentant de l'isolement de qui troque ses héros pour des fantômes.

Dit autrement, de qui se crame pour une poignée de main.

Visuellement impressionnant, le cliché ornant l'album a été réalisé sans trucage.8 Tout au plus, le cascadeur jouant la torche humaine disposait d'un combinaison en amiante, astucieusement dissimulée par un seyant complet et une perruque imbibés de gel retardant. De telles cascades sont généralement exécutées en mouvement, afin d'écarter autant que possible les flammes du visage des courageux participants: la poignée de mains constituant une figure imposée éminemment statique, le feu en vînt à chatouiller les narines du cascadeur après une dizaine de prises et un coup de vent fortuit. L'incendie corporel, prestement maîtrisé à coups d'extincteur à mousse, eut raison de l'enthousiasme de notre héros, ainsi que de sa moustache et d'un de ses sourcils. Le photographe n'eut pas à chercher un autre volontaire, ayant réussi à saisir la pose idéale lors de cette série initiale.

Le lieu des prises de vue est lui aussi significatif. Il s'agit des studios de la Warner à Burbank, longtemps restés un vaste plateau de Monopoly pour les conglomérats hollywoodiens9. Le célèbre château d'eau frappé des initiales WB ne figure certes pas sur les photos, mais d'autres indices ont permis à de fins limiers d'identifier précisément l'allée des plateaux extérieurs où la pyrique poignée de main fut échangée. Powell, enclin à parcourir le globe pour créer des images transcendant la musique de ses collaborateurs, était lui surtout intéressé par la valeur symbolique de l'endroit: il le décrivit comme "le pays de l'imaginaire, où rien n'est vrai et tout est absent."


  1. Avant Glinn, d'autres poids lourds de la photographie, comme Ansel Adams et Henri Cartier-Bresson, avaient réalisé des prestations pour le compte de l'International Business Machines Corporation. 

  2. En particulier le long article Architectural design for program development de Gerald McCue, publié dans une revue interne d'IBM en 1978, et un exposé de l'utilisation des couleurs par Linda Groat, dans un numéro d'Environmental Graphics de la même année. Groat et McCue furent directement impliqués dans le projet. Je me suis amplement basé sur leurs cartes et schémas pour animer et annoter les illustrations de cette première partie. 

  3. Extraite de la superbe vidéo de Dante Robert sur Youtube, filmée depuis son drone. 

  4. Ce que ne manqueront pas de confirmer les amateurs de SimCity 2000 ou du fort réussi clip de promotion du géant français du nucléaire, diffusé il y a une quinzaine d'années. Tutututu. 

  5. Un excellent article de Rolling Stone, publié à l'occasion du 50ème anniversaire d'Hipgnosis, retraçait la création de quelques unes de leurs plus célèbres pochettes de vinyle. Le prisme de Dark Side of the Moon, et les bambins escaladant les hexagones du Giant's Causeway pour Houses of the Holy, ce sont eux! 

  6. L'opéra-rock The Wall constituera un hommage supplémentaire du groupe à son fondateur, sa vedette aliénée jusqu'à l'emmurement. 

  7. Citation plus complète, tirée de l'histoire orale The Sydney Barrett story de Gian Palacios: "When he came to the 'Wish You Were Here' sessions, ironic in itself....to see this great, fat, bald, mad person, the first day he came I was in fucking tears..." 

  8. Aubrey Powell indique dans l'article de Rolling Stone cité plus haut: “On n'avait pas Photoshop. Tout devait être capturé sur pellicule et travaillé à la main. On pouvait passer 3 à 6 semaines sur une pochette d'album, alors que certaines seraient pliées en un après-midi aujourd'hui.” 

  9. Diverses parcelles y ont régulièrement changé de main depuis un siècle, au gré des faillites et fusions-acquisitions. Warner Bros. n'en a d'ailleurs acquis les terrains qu'en 1929, après l'absorption de First National Pictures: les bureaux et studios de la Warner occupaient jusque là son site historique de Sunset Boulevard. Incidemment, le chef-d'œuvre du même nom de Billy Wilder, Boulevard du crépuscule en français, prêtait déjà à ces lieux de production une aura corruptrice envers les artistes.